La diffusion rapide des nouvelles technologies innovantes en Afrique a laissé penser que le continent pourrait rattraper son retard de développement, et même prendre une longueur d’avance. Mais c’est une illusion, selon le Financial Times.
Kotiogo Ng’usilo se souvient comme si c’était hier de la première fois qu’il a vu une voiture. C’était dans les années 1950, et M. Ng’usilo, un chasseur-cueilleur de la tribu ogiek, qui vit dans la forêt de Mau, au Kenya, s’est dit que c’était une “maison qui bougeait”.
Aujourd’hui âgé de 86 ans, il s’efforce de préserver le mode de vie de ses ancêtres en récoltant du miel et attrapant discrètement un daman par-ci par-là, mais il a évolué avec son temps. Il porte des vêtements occidentaux, achète de la nourriture au marché et, comme les jeunes de sa famille, utilise un téléphone portable.
Ses histoires sur l’ancien temps, qu’il raconte comme le veut la coutume en buvant de la bière de miel, sont constamment interrompues par une sorte de gazouillis, non pas d’oiseaux mais de téléphones qui apportent les nouvelles de la ville dans la forêt.
La théorie du “saut de grenouille”
La diffusion rapide des technologies mobiles dans les pays en développement, notamment en Afrique, a donné naissance à la théorie du leapfrogging [littéralement “saut de grenouille”, surnom donné au saut technologique], selon laquelle un pays peut faire, d’après la Banque mondiale, “un bond rapide dans le développement économique” en tirant parti des innovations technologiques.
Certains voient dans le pouvoir de la technologie une solution presque miraculeuse pour résoudre les problèmes que beaucoup de gouvernements, en particulier en Afrique, n’ont pas réussi à traiter correctement : les mauvais systèmes de santé et d’éducation, et le manque de routes, d’électricité et d’emplois.
En 2017, l’Afrique subsaharienne comptait 444 millions d’abonnés à des services mobiles, soit un taux de pénétration de 44 %. La moyenne mondiale est de 66 %, mais dans des pays tels que l’Afrique du Sud et le Nigeria, où près de neuf personnes sur dix sont abonnées, les téléphones mobiles sont aussi courants qu’aux États-Unis.
Laboratoire de services numériques bancaires
“On peut maintenant avoir accès au réseau mobile quasiment partout”, déclare Precious Lunga, une neuroscientifique zimbabwéenne qui a fondé Baobab Circle, une start-up médicale qui utilise l’intelligence artificielle pour proposer des consultations aux malades au Kenya et au Zimbabwe. “Dans certains endroits, il n’y a toujours pas l’eau courante mais vous pouvez regarder une vidéo en continu”, poursuit-elle.
La généralisation des smartphones, qui représentent un tiers des téléphones mobiles en Afrique, ouvre encore plus de portes au pouvoir de transformation de la technologie. Dans les villes densément peuplées, comme Lagos au Nigeria ou Dar Es-Salam en Tanzanie (deux des villes qui connaissent la croissance la plus rapide au monde), une partie de l’élite utilise des applications de transport à la mode comme Uber et Taxify, et commande des plats à emporter et des biens de consommation sur Internet.
En Côte d’Ivoire, le britannique Standard Chartered a lancé sa première banque de détail exclusivement en ligne et précisé qu’il comptait utiliser ce pays comme un laboratoire de services numériques qui seront proposés dans le monde entier.
Acheter de l’électricité d’origine solaire sur mobile
Un argument plus important encore dans le discours en faveur du “saut de grenouille” est l’impact qu’ont les technologies mobiles dans les campagnes, où vivent six Africains sur dix. Par exemple, grâce à M-Pesa (le service de transfert d’argent et de paiement par téléphone mobile lancé au Kenya en 2007 par Safaricom), une grande partie de l’Afrique connaît la révolution de l’inclusion financière.
Des dizaines de millions de personnes auparavant non bancarisées, comme M. Ng’usilo, peuvent aujourd’hui transférer de l’argent aux membres de leur famille ou payer leurs achats en appuyant simplement sur quelques touches de leur téléphone.
La progression de l’argent mobile, utilisé aujourd’hui par environ 690 millions de personnes dans le monde, dont la moitié en Afrique, constitue la dorsale d’une multitude d’autres services. Dans les campagnes, l’énergie solaire prépayée s’est rapidement répandue : les gens peuvent acheter de l’électricité avec de l’argent mobile à partir de 50 centimes par jour, et les panneaux solaires sont désactivés à distance si les paiements cessent.
Seulement 2,8 % de l’énergie générée dans le monde
Le village de Sahabevava, dans le nord-est de Madagascar, se trouve à plusieurs heures de route par une piste défoncée de la ville la plus proche, et loin d’une ligne électrique. Lydia Soa, agricultrice, est la fière propriétaire d’un panneau solaire. Il produit assez d’énergie pour éclairer sa maison, alimenter une radiocassette CD et, bien sûr, recharger son téléphone portable.
L’Afrique représente 16 % de la population de la planète mais ne produit que 2,8 % de l’énergie générée dans le monde. En Afrique subsaharienne, seulement 37 % de la population a accès à l’électricité, ce qui laisse 600 millions de personnes dans le noir. Cependant, 73 millions de ménages, principalement dans les pays africains, avaient accès à l’énergie solaire hors réseau en 2017. Cette progression rapide, qui a permis à des régions reculées d’Afrique de passer directement de l’absence d’électricité à l’électricité verte, est l’exemple parfait du saut technologique africain.
Lorsqu’une nouvelle technologie émerge, tout le monde prend le départ en même temps, et les derniers arrivés ne se retrouvent donc pas à la traîne”, explique Keun Lee, professeur d’économie à l’université nationale de Séoul.
“Les pays historiquement pionniers en matière d’innovation sont même souvent les derniers à passer aux dernières technologies”, ajoute M. Lee, qui conseille le gouvernement rwandais dans son projet de transformer ce petit pays d’Afrique centrale en plateforme numérique.
“L’eau courante, les routes et les machines à vapeur”
Il a fallu cent cinquante ans ou plus à la Grande-Bretagne pour passer d’une économie agricole à une économie “avancée” via une révolution industrielle basée sur l’exploitation de la force de l’eau, du vent et de la vapeur. Le Japon a fait la même transition plus rapidement, et des pays comme Singapour, Taïwan, la Corée du Sud et la Chine n’ont mis que quelques générations à passer de la pauvreté au statut de pays à revenu moyen ou élevé.
Pour les enthousiastes du “saut de grenouille”, si les nouvelles technologies permettent en Afrique de sauter l’étape des lignes téléphoniques terrestres, des banques physiques et des réseaux d’électricité, elles pourront aussi avoir un impact sur tous les secteurs d’activité.
Pourtant à en croire Robert Gordon, économiste à l’université Northwestern, aux États-Unis, les plus forts gains de productivité n’ont pas été engendrés par Internet et les téléphones mobiles, mais par des technologies qui nous paraissent banales aujourd’hui : l’eau courante, les routes et les machines à vapeur.
Le risque du “solutionnisme”
Si M. Gordon a raison, brûler ces étapes ferait passer l’Afrique à côté des gains de productivité – et donc de croissance – les plus importants. En effet, on a beau faire beaucoup de battage autour du saut technologique, il n’en reste pas moins que les taux de croissance en Afrique, notamment par individu, ont rarement atteint les niveaux à deux chiffres qui ont transformé la vie en Asie du Nord-Est.
Certains éloges du “saut de grenouille” confinent au solutionnisme, la conviction que la technologie peut régler tous les problèmes. Mais pour les critiques, ce qui est en train de se passer en Afrique montre également les limites des solutions technologiques lorsque la gouvernance et les infrastructures de base laissent à désirer.
Prenons l’agriculture par exemple, qui emploie plus de la moitié de la population adulte africaine. Partout sur le continent, des solutions technologiques s’attaquent au problème de la faible productivité. Au Ghana, le service Cocoa Link envoie des SMS aux producteurs de cacao pour les informer des prix du marché et leur donner des conseils pratiques.
Vivre à plus de deux kilomètres d’une route carossable
Au Kenya, la start-up Twiga Foods met les agriculteurs directement en contact avec les petits commerçants sur un site Internet pour éviter les milliers d’intermédiaires et offrir une plus grande transparence de la chaîne d’approvisionnement. Son dirigeant explique que les agriculteurs ont ainsi une plus grande assurance de vendre leurs produits, ce qui peut les aider à augmenter leurs rendements.
Mais les applications mirobolantes ne peuvent pas cacher la réalité : les rendements agricoles africains sont bloqués au XIXe siècle. La majorité des exploitations n’ont pas de système d’irrigation, ni d’aide du gouvernement pour acheter les semences et les engrais, ni d’accès au marché. Les titres de propriété sont également très flous. Les agriculteurs ne veulent pas non plus cultiver des choses qui ne pourront pas être réfrigérées et pourriront avant de parvenir aux consommateurs.
Seuls 44 % des Kényans ruraux et 32 % des Éthiopiens vivent à moins de 2 kilomètres d’une route carrossable toute l’année, un indicateur que le Premier ministre éthiopien Meles Zenawi [1995-2012] jugeait plus important que le produit intérieur brut (PIB) pour mesurer le développement d’un pays.
Des téléconsultations mais pas assez de médecins
La santé est un autre exemple. Dans toute l’Afrique, les adeptes de la technologie cherchent à résoudre un problème crucial : le manque de soins de santé pour tous, décents et à un prix abordable. Babyl Health Rwanda, la filiale de la société britannique Babylon, inventrice d’une application permettant d’avoir “un médecin dans sa poche”, propose des consultations médicales en ligne aux villageois qui vivent loin d’une clinique. Precious Lunga, qui offre des téléconsultations aux personnes souffrant d’hypertension et de diabète, affirme que la technologie permet de combler un manque : “Il n’y a pas assez de médecins ni d’infirmières, dit-elle. C’est là qu’on a besoin de la technologie.”
Pourtant, comme dans l’agriculture, ces innovations ressemblent plutôt à des pansements de fortune sur un système défaillant. Beaucoup de gouvernements africains sont trop pauvres, trop mal organisés ou trop occupés à se remplir les poches pour fournir des soins de santé corrects à leur population. S’il y a un “saut de grenouille” sur le terrain de la santé, c’est celui que font les riches Africains par-dessus leurs systèmes déficients pour se faire soigner à l’étranger.
Le Kényan Calestous Juma, disparu l’année dernière, était professeur à l’université américaine d’Harvard et un grand spécialiste du développement économique et de l’innovation. Convaincu que la technologie avait le pouvoir de transformer la vie des Africains mais aussi que le “saut technologique” ne pouvait pas remédier à une mauvaise gouvernance, il mettait en garde contre “les discours fallacieux qui portent à croire que l’Afrique peut directement passer à une économie de services sans avoir d’abord construit une base manufacturière”.
